Sheryl Nestel au nom de Voix juives indépendantes Canada
Je m’appelle Sheryl Nestel. Je suis sociologue à la retraite et chercheuse affiliée au New College
de l’Université de Toronto. Je suis une membre et dirigeante de longue date de Voix juives
indépendantes Canada. Voix juives indépendantes (VJI) Canada est une organisation de base
ancrée dans la tradition juive qui comprend 23 sections au Canada et qui s’oppose à toutes les
formes de racisme et plaide pour la justice et la paix pour tous en Israël-Palestine. Depuis
octobre 2023, le nombre de nos membres a augmenté de plus d’un tiers, ce qui témoigne d’un large
soutien aux droits des Palestiniens au sein des communautés juives du Canada. J’enseigne
l’antisémitisme, je l’étudie et j’écris à son sujet depuis plus de 25 ans. J’ai fait partie du groupe de
chercheurs qui a contribué à l’élaboration de la Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme en
tant que contestation et solution de rechange à la définition opérationnelle de l’antisémitisme de
l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste. J’ai toujours participé à la vie juive,
notamment en envoyant mes enfants dans des écoles juives. Je possède la citoyenneté israélienne
et canadienne et j’ai vécu en Israël pendant 15 ans.
Mon objectif en soumettant ce mémoire est d’apporter la preuve que l’opinion juive est depuis
longtemps divisée sur la manière de définir l’antisémitisme et sur la corrélation entre une forte
critique d’Israël et la haine à l’égard des Juifs. Dans ses délibérations, ce comité doit prendre en
compte les perspectives juives qui sont en désaccord avec le soutien quasi inconditionnel à Israël
manifesté par des groupes communautaires non élus qui prétendent faussement parler au nom de
tous les Juifs. Agir autrement serait antidémocratique, manquerait de prévoyance, et constituerait
une tentative délibérée de censurer les voix juives, en particulier en ce moment où des dizaines de
milliers de Juifs du monde entier ont condamné haut et fort et publiquement la guerre dévastatrice
d’Israël contre la bande de Gaza. Prétendre qu’un groupe ethnique ou religieux parle d’une seule
voix est la définition même du sectarisme et de l’intolérance. Il est important de remarquer que des
groupes comme le Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CIJA) ne sont pas élus
démocratiquement par les membres de la communauté juive, mais s’autoproclament parmi les
membres de l’élite de la communauté. Comme l’a fait remarquer Andrew Cohen, professeur de
journalisme à l’Université Carleton, dans le Globe and Mail : « Aujourd’hui, personne ne croit que
le CIJA parle au nom de la communauté juive canadienne. Ce n’est pas un parlement. Ses
représentants ne sont pas élus. Son budget annuel est secret. Il est évasif1. »
J’ai également l’intention de contester l’idée selon laquelle une critique virulente d’Israël équivaut à
de l’antisémitisme. Cette croyance a déjà été utilisée pour justifier des restrictions de la liberté
d’expression et de la liberté universitaire en Amérique du Nord et en Europe, compromettant certains
des droits de la personne les plus fondamentaux promis dans les sociétés démocratiques libérales.
Nous ne devons pas adopter de telles restrictions au Canada en croyant, à tort, qu’elles protégeront
les Juifs. Malgré les preuves de comportements antisémites répréhensibles de la part de certains
membres du public canadien, une nouvelle recherche universitaire montre de manière définitive
qu’il existe très peu de corrélation entre les opinions antisémites et l’animosité à l’égard d’Israël
parmi les Canadiens.
Je voudrais présenter les points suivants au comité chargé d’étudier l’antisémitisme :
● Les rapports statistiques sur les niveaux d’antisémitisme doivent être interprétés
avec prudence.
S’il est indéniable que l’antisémitisme constitue une menace importante, les rapports statistiques
sur l’antisémitisme, qui assimilent la haine des Juifs à la critique d’Israël, exagèrent cette menace.
Les tentatives de classement des groupes marginalisés en fonction des incidents de crimes haineux
signalés sont probablement inexactes, étant donné que les groupes marginalisés ne signalent pas
toujours les crimes haineux à la police et à d’autres autorités. Les rapports sur les crimes haineux
ou les incidents antisémites attribuent souvent à tort la croissance de l’antisémitisme au mouvement
pour les droits de la personne des Palestiniens. De sérieuses critiques peuvent être formulées, par
exemple, à l’encontre de l’Audit des incidents antisémites annuel de B’nai Brith, largement cité, et à
l’encontre des affirmations particulières de B’nai Brith concernant l’antisémitisme au Canada. Citons
notamment : l’inclusion de critiques à l’égard d’Israël dans les incidents antisémites; l’absence totale
de transparence méthodologique; l’occultation des preuves du faible sentiment antisémite parmi le
public canadien; l’omission de l’attitude à l’égard de l’antisémitisme des Juifs canadiens euxmêmes2. Des critiques similaires ont été formulées au sujet des statistiques sur l’antisémitisme
publiées par des organisations juives aux États-Unis3. Le professeur Robert Brym, sociologue réputé
de l’Université de Toronto et l’un des principaux spécialistes de la vie juive canadienne
contemporaine, conclut que l’augmentation récente des incidents signalés par B’nai Brith peut
probablement être attribuée, dans une certaine mesure, à l’amalgame entre « actes antisémites et
actes anti-Israël4 ».
● Il n’y a pas de consensus juif sur les politiques israéliennes. Prétendre le contraire
est faux et fallacieux.
Les Juifs canadiens, comme les Juifs du monde entier, ont des opinions diverses et souvent
contradictoires sur Israël et sur les limites de la critique de l’État juif. Trente et un pour cent des
Juifs canadiens ayant une opinion sur le sujet et interrogés en mars 2023 estiment que les
organisations juives existantes doivent être plus critiques à l’égard d’Israël5. Dans une étude publiée
en mars 2024, 28 % des Juifs canadiens interrogés ont jugé « excessive » la réaction d’Israël à
l’attaque du Hamas6. De plus, 54 % des Juifs canadiens s’opposent à l’expansion des colonies
israéliennes en Cisjordanie. Enfin, 58 % pensent que le gouvernement canadien ne devrait pas
rencontrer les ministres extrémistes du gouvernement israélien. Ces attitudes ne sont pas partagées
par la plupart des institutions juives canadiennes pro-Israël.
● Les affirmations selon lesquelles l’opposition au sionisme politique, y compris
l’antisionisme, est équivalente à l’antisémitisme ne sont pas étayées par des
recherches universitaires récentes au Canada.
La Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme, un document approuvé par 350 spécialistes
de l’Holocauste et des études juives parmi les plus respectés au monde, a estimé que les actes
suivants n’étaient pas antisémites :
Critiquer le sionisme en tant que forme de nationalisme ou s’y opposer, ou plaider en faveur
d’une variété d’ententes constitutionnelles pour les Juifs et les Palestiniens dans la région
située entre le Jourdain et la Méditerranée. Soutenir des ententes qui accordent une égalité
totale à tous les habitants « entre la rivière et la mer », que ce soit dans deux États, un État
binational, un État démocratique unitaire, un État fédéral, ou dans n’importe quelle autre
forme d’État7.
Dans une étude réalisée en février 2024, Robert Brym, professeur à l’Université de Toronto, a
conclu que « les attitudes négatives à l’égard d’Israël sont plus répandues que les attitudes
négatives à l’égard des Juifs dans tous les segments de la population non juive du Canada »,
réfutant ainsi l’argument selon lequel les détracteurs canadiens d’Israël nourrissent
nécessairement des sentiments antisémites8.
● Il existe très peu de preuves empiriques démontrant de manière concluante que les
étudiants juifs ne sont effectivement pas en sécurité sur les campus canadiens. Il
existe cependant des preuves importantes que les étudiants et les professeurs proPalestine sont menacés.
En l’absence de preuves empiriques définitives, de nombreuses organisations juives pro-Israël
affirment que les étudiants juifs sont menacés sur les campus canadiens. Cependant, d’importantes
preuves empiriques montrent que de nombreux étudiants et professeurs au Canada ont fait l’objet
de menaces, d’intimidations, de harcèlement et de mesures disciplinaires de la part d’organisations
juives sur les campus et en dehors de ceux-ci. Cela a créé un « climat glacial » pour les expressions
politiques et universitaires de soutien aux droits de la personne des Palestiniens. Dans une enquête
réalisée en 2022 auprès de 77 professeurs et étudiants pro-Palestine de 21 universités canadiennes,
les répondants ont fait état de graves violations de la liberté universitaire, notamment d’interventions
politiques dans les décisions d’embauche, de pressions pour s’autocensurer lorsqu’il s’agit d’écrire
ou de s’exprimer au sujet de la Palestine, de harcèlement, de surveillance et de procès de la part
de groupes de défense et de médias pro-Israël, d’attaques de la part de collègues universitaires et
de menaces et de harcèlement liés à l’identité ethnique, raciale ou sexuelle9. Les universitaires
interrogés ont déclaré avoir été confrontés à l’islamophobie ou au racisme anti-palestinien10 de la
part de collègues et d’étudiants et lors d’événements et de manifestations sur le campus. Les
universitaires qui avaient des engagements contractuels ou qui n’avaient pas encore la permanence
se sont sentis particulièrement vulnérables. De nombreuses personnes interrogées ont mentionné
avoir souffert de manière importante du stress émotionnel lié au travail dans un environnement
hostile. Les expériences de ces Canadiens ont été complètement ignorées.
● La définition opérationnelle de l’antisémitisme (DOA) de l’Alliance internationale pour
la mémoire de l’Holocauste (AIMH) est un document très imparfait qui ne devrait pas
être imposé aux universités canadiennes.
Malgré les affirmations contraires, la DOA de l’AIMH n’est pas une définition universellement
acceptée de l’antisémitisme. Elle a été vivement contestée par d’éminents universitaires juifs, y
compris certains des spécialistes de l’antisémitisme, de l’Holocauste et des études juives les plus
respectés au monde, et même par l’auteur principal de la définition lui-même11.
Nous nous opposons inconditionnellement à l’imposition de la DOA de l’AIMH aux universités. Le
fait d’imposer la DOA de l’AIMH, très controversée, sur les campus universitaires comme moyen de
répondre aux allégations d’antisémitisme ne fera qu’exacerber les tensions et déclencher l’opposition
des étudiants et des professeurs qui considèrent à juste titre ce document comme une attaque
contre la liberté universitaire et la liberté d’expression. Tout en reconnaissant que l’éducation est
régie par les provinces, nous demandons instamment au gouvernement fédéral de faire preuve de
leadership dans la vie démocratique et universitaire en admettant que la liberté d’expression
universitaire en faveur des Palestiniens, des organisations de défense des droits de la personne et
des organisations d’aide alimentaire comme la World Central Kitchen n’est pas antisémite parce
qu’elle critique les politiques israéliennes de dépossession, de violence et de restriction de l’aide
pendant la famine qui sévit à Gaza.
L’Association canadienne des professeures et professeurs d’université, qui représente
75 000 universitaires canadiens, a rejeté à l’unanimité toute imposition de la DOA de l’AIMH, et plus
de 40 associations de professeurs canadiens ont adopté des motions rejetant la DOA de l’AIMH.
Un total de 700 universitaires canadiens12 et plus de 200 universitaires juifs canadiens13 ont signé
des pétitions s’opposant à la DOA de l’AIMH. Bien que ses partisans affirment qu’elle ne constitue
pas un obstacle à la liberté d’expression, la DOA de l’AIMH a effectivement été utilisée pour censurer
les discours critiques à l’égard d’Israël, tant au Canada que dans le reste du monde14. Il existe plus
de cinquante exemples de la manière dont la DOA de l’AIMH a été utilisée pour réduire au silence
les critiques à l’égard d’Israël aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne et aux Pays-Bas.
Il est important de remarquer que de nombreux groupes juifs importants ont rejeté la DOA de l’AIMH,
notamment : Le New Israel Fund, J Street, Reconstructionist Judaism, Americans for Peace Now
et le groupe rabbinique de défense des droits de la personne T’RUAH. Selon David Feldman,
directeur de l’Institut pour l’étude de l’antisémitisme au Birkbeck College du Royaume-Uni, « le plus
grand défaut de la définition de l’AIMH est son incapacité à établir des liens éthiques et politiques
entre la lutte contre l’antisémitisme et d’autres types de préjugés ».
Résumé
L’opinion juive au Canada est variée et cette diversité mérite d’être entendue par nos représentants
au gouvernement. Toute affirmation selon laquelle les Juifs canadiens ont une opinion unique sur
l’antisémitisme ou Israël doit être considérée avec scepticisme. Nous rejetons l’affirmation selon
laquelle une forte critique d’Israël ou même une opposition au sionisme politique est une forme
d’antisémitisme. Des recherches récentes montrent que la plupart des Canadiens qui critiquent
Israël n’ont pas une opinion négative des Juifs. Nous recommandons au Comité de considérer les
rapports statistiques sur l’antisémitisme avec un regard critique dans la mesure où l’amalgame entre
les opinions antisionistes et l’antisémitisme peut conduire à des affirmations exagérées sur l’étendue
de l’antisémitisme dans la société canadienne. Les affirmations selon lesquelles les universités
canadiennes sont des « foyers antisémites » doivent être examinées à la lumière du peu de preuves
empiriques à cet effet, et d’une recherche inquiétante qui montre que les professeurs et les étudiants
pro-Palestine sont victimes d’intimidation, de harcèlement et de réduction au silence. Enfin, nous
demandons instamment au Comité de rejeter toute tentative d’imposer le cadre de la définition
opérationnelle de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste sur
les campus canadiens, qui mettrait en péril la liberté universitaire et susciterait une forte opposition.
1 Andrew Cohen, « The unspeakable silence of the Canadian Jewish establishment », The Globe and Mail, 17 mars 2023,
https://www.theglobeandmail.com/opinion/article-the-unspeakable-silence-of-the-canadian-jewish- establishment/.
2 Sheryl Nestel et Rowan Gaudet, Unveiling the Chilly Climate: The Suppression of Speech on Palestine in Canada. Voix juives
indépendantes Canada, 12 octobre 2022, https://www.ijvcanada.org/unveilingthechillyclimate/.
3 Voir, par exemple, Mari Cohen, « The Numbers Game », Jewish Currents, 28 avril 2020, https:// jewishcurrents.org/thenumbers-game. Voir aussi Laura E. Adkins, « How to Lie with Statistics, Antisemitism Edition », Forward, 27 octobre 2021,
https://forward.com/opinion/477225/ajc-survey-antisemitism-anti-zionism-islamophobia/
4 Robert Brym, « Antisemitic and Anti-Israel Actions and Attitudes in Canada and Internationally: A Research Agenda »,
Patterns of Prejudice 53.4, 2019.
5 Jspace Canada et le New Israel Fund, « United in Opposition: Canadian Jews Oppose Policies Proposed by the Israeli
Government », résultats de sondage, 6 mars 2023, https://www.jspacecanada.ca/united_in_opposition.
6 Brym, R. (2024). « Jews and Israel 2024: A Survey of Canadian Attitudes and Jewish Perceptions ». Canadian Jewish Studies
Études Juives Canadiennes, 37. https://doi.org/10.25071/1916-0925.40368.
7 Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme, https://jerusalemdeclaration.org/wp-content/uploads/2021/06/2021-06-
09_JDA_fr_final-version.pdf.
8 Brym, R. (2024). « Jews and Israel 2024: A Survey of Canadian Attitudes and Jewish Perceptions ». Canadian Jewish Studies
Études Juives Canadiennes, 37. https://doi.org/10.25071/1916-0925.40368. Voir également la Déclaration de Jérusalem sur
l’antisémitisme.
9 Voir Sheryl Nestel et Rowan Gaudet, Unveiling the Chilly Climate : The Suppression of Speech on Palestine in Canada. Voix
juives indépendantes Canada, 12 octobre 2022
10 Pour une définition du racisme anti-palestinien, voir « Anti-Palestinian Racism: Naming, Framing and Manifestations », Arab
Canadian Lawyers Association, 24 avril 2022, https://static1.squarespace.com/static/
61db30d12e169a5c45950345/t/627dcf83fa17ad41ff217964/1652412292220/Anti-Palestinian+Racism-
+Naming%2C+Framing+and+Manifestations.pdf. 11 Kenneth Stern, « I Drafted the Definition of Antisemitism, Right Wing Jews are Weaponizing It », The Guardian, 13 décembre
2019, https://www.theguardian.com/commentisfree/2019/dec/13/antisemitism-executive-order-trump- chilling-effect.
12 Lettre ouverte de 650+ universitaires canadien-ne-s sur la définition de l’antisémitisme selon l’IHRA, Voix juives
indépendantes, 27 février 2020. https://www.ijvcanada.org/fr/lettre-ouverte-des-universitaires-canadien-ne-s-sur-la-definition-delantisemitisme-selon-lihra/.
13 Professeur.es juives et juifs du Canada contre l’adoption de la définition opérationnelle de l’IHRA de l’antisémitisme, Jewish
Faculty Network, printemps 2021 https://jewishfaculty.ca/french-version/.
14 Voir « Freedom of Speech and Academic Freedom in UK Higher Education: The Adverse Impact of the IHRA Definition of
Antisemitism », European Legal Support Centre and British Society for Middle Eastern Studies, septembre 2023
https://elsc.support/resources/academic-freedom-and-freedom-of-speech-in-uk-higher- education-the-adverse-impact-of-theihra-definition-of-antisemitism.