Plus de 30 organismes de la société civile demandent à Patrimoine canadien: abandonnez une définition controversée de l’antisémitisme

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Le 7 février 2023 – Voix juives indépendantes Canada (VJI) se joint à plus de 30 organismes canadiens pour demander au gouvernement fédéral d’abandonner toute mesure éventuelle visant à intégrer une définition controversée de l’antisémitisme aux procédures d’octroi de subventions du ministère du Patrimoine canadien. Les signataires de la lettre comprennent des organismes qui reçoivent actuellement ou qui ont déjà reçu des fonds de Patrimoine canadien ainsi que d’autres organismes qui partagent leurs inquiétudes quant aux répercussions de ces mesures; parmi ceux-ci, l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université, Amnistie internationale Canada, l’Institut canado-arabe, le Jewish Faculty Network et l’Alliance urbaine sur les relations interraciales.

Cette lettre est publiée en réaction à des commentaires formulés en octobre 2002 par le ministre de la Diversité, de l’Inclusion et de la Jeunesse, Ahmed Hussen, à l’occasion d’une séance d’information au Comité permanent du patrimoine canadien au sujet de Laith Marouf, un consultant d’un organisme subventionné par Patrimoine canadien accusé d’avoir publié sur Twitter des messages haineux à propos des Juif·ves, des Québécois·es et d’autres groupes. Lors de cette séance d’information, le ministre Hussen a indiqué que le gouvernement mettrait en place différentes mesures pour empêcher que des incidents similaires ne surviennent à l’avenir, dont l’imposition, par divers moyens, de la « définition pratique » de l’antisémitisme mise de l’avant par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) aux organismes subventionnés et aux demandeurs de subventions.

Déjà adoptée par Patrimoine canadien dans le cadre de la Stratégie canadienne de lutte contre le racisme 2019-2022, la définition de l’IHRA est l’objet de critiques vigoureuses, autant au Canada que sur le plan international, parce qu’elle amalgame les critiques antiracistes de l’État d’Israël à l’antisémitisme. Les signataires craignent que l’intégration de la définition de l’IHRA aux procédures d’octroi de subventions du gouvernement n’accentue la frilosité qui caractérise déjà la parole sur la question israélo-palestinienne et mette en danger le financement de divers organismes canadiens et des groupes qui s’y associent.Cette lettre est publiée après que les efforts précédents de VJI pour interpeller le gouvernement sur cette question, dont environ 1 500 lettres adressées au ministre par des citoyen·nes inquiet·es ainsi qu’une lettre ouverte signée par le coordonnateur national de VJI, Corey Balsam, sont restés sans réponse.

Citations de quelques-uns des plus de 30 signataires

« L’ACPPU s’oppose vigoureusement à l’antisémitisme et à toute autre forme de haine et de discrimination. Nous reconnaissons également le besoin de préserver la liberté académique et le droit qu’ont les universitaires de développer des perspectives critiques à l’égard de tous les États, y compris l’État d’Israël, sans crainte d’ingérence politique, de réduction ou de retrait du financement, de censure, de harcèlement, de menaces ou d’intimidation. »

David Robinson, directeur général de l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université

« L’application de la définition de l’IHRA aux subventions de Patrimoine canadien est une solution de facilité qu’emploie le gouvernement pour projeter l’impression qu’il lutte contre l’antisémitisme. En réalité, nous savons que la définition de l’IHRA est utilisée bien plus souvent pour étouffer les critiques d’Israël que pour vraiment protéger les Juif·ves des discours haineux au Canada. Nous devons absolument protéger l’expression de la vérité au sein des projets financés par Patrimoine canadien; à l’heure actuelle, cela implique d’engager une conversation critique honnête et ouverte au sujet du racisme et de l’apartheid en Israël. Si le gouvernement prend au sérieux son engagement à l’égard de la lutte contre le racisme, il doit abandonner la définition de l’IHRA. Les efforts du gouvernement ne peuvent pas être authentiquement antiracistes s’il choisit par ailleurs d’appliquer en même temps une définition qui sert à miner psychologiquement une nation tout entière dont les droits sont bafoués et dont l’existence même est contestée par Israël. On ne peut pas combattre le racisme avec du racisme. »

Sarah Boivin, coordonnatrice par intérim des communications et médias pour Voix juives indépendantes (VJI) Canada

« On compte de nombreux exemples où la définition pratique de l’antisémitisme promue par l’IHRA a été instrumentalisée pour réduire au silence les perspectives palestiniennes et les critiques d’Israël. Cette définition a déjà servi à étouffer des voix diverses qui se portent à la défense des droits des Palestiniens et Palestiniennes dans le domaine des arts, dans le milieu universitaire et au sein d’organisations de type communautaire ou populaire, dont un grand nombre dépendent de subventions gouvernementales pour mener leurs recherches et leurs projets. Les subventions de Patrimoine canadien ne doivent pas être instrumentalisées pour censurer la Palestine. Le gouvernement du Canada devrait redoubler d’effort pour collaborer avec nos communautés et soutenir leurs projets, plutôt que d’ériger de nouveaux obstacles sur leur chemin qui ne font qu’accroître leur marginalisation et effacer leurs perspectives du débat public. »

Dania Majid, présidente de l’Association des avocat·es arabo-canadiens

« Le gouvernement fédéral se trouve à un tournant. Si Patrimoine canadien décide d’appliquer la définition de l’IHRA et ses exemples annexes pour approuver les bénéficiaires de ses subventions, le gouvernement risque de définir un dangereux précédent en muselant précisément les efforts auxquels se consacrent différentes organisations subventionnées par le ministère. La définition de l’IHRA et ses exemples annexes sont largement critiqués – notamment par son auteur original – parce qu’ils servent à étouffer les critiques légitimes d’un État démocratique, vont à l’encontre des valeurs démocratiques du Canada et sont en contradiction avec la liberté d’expression garantie par la Charte. Les organismes qui seraient les plus durement touchés par cette décision sont déjà marginalisés – militant·es antiracistes et de défense des droits de la personne, chercheur·es, universitaires et étudiant·es. Cette décision mettrait en péril la mission même qui sous-tend le travail important de Patrimoine canadien en tant que principal organisme fédéral responsable de la lutte contre le racisme. »

Déclaration de l’Institut canado-arabe

Texte complet ci-dessous

Lettre-ouverte-re_-utilisation-de-la-definition-controversee-de-lIHRA-par-PCH-_FR

23 janvier 2023

Chers ministres Rodriguez et Hussen,

En tant qu’organismes et qu’individus – dont certains sont bénéficiaires de bourses de Patrimoine canadien – engagés à la fois à l’égard de la liberté d’expression et de la lutte contre le racisme, nous sommes vivement préoccupés par de récentes déclarations signalant l’éventuel recours à la « définition pratique » de l’antisémitisme mise de l’avant par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) aux fins d’attestation et de contrôle des demandeurs et bénéficiaires de bourses de Patrimoine canadien, ainsi que pour la formation des agent·es de programme du ministère[1].

Nous comprenons que ces mesures ont été proposées en réaction à une série de messages troublants affichés sur Twitter par un sous-traitant d’un organisme qui reçoit des fonds de Patrimoine canadien. Toutefois, nous craignons que l’éventuelle adoption de la définition de l’IHRA en réaction à cet incident ait un effet paralysant au sein de la société civile canadienne et se répercute négativement sur les efforts de lutte contre le racisme menés par des organismes de défense des droits des Palestiniens et Palestiniennes, des personnes arabes, musulmanes, juives et racisées, des organismes féministes et 2SLGBTQ+, des organisations syndicales, artistiques et académiques et des organismes de défense des droits de la personne et des libertés civiles.

Non seulement la définition de l’IHRA a-t-elle été largement discréditée comme étant « vague et incohérente », elle n’arrive même pas à cibler adéquatement l’antisémitisme issu de l’extrême droite et du suprémacisme blanc. Conséquemment, elle sert bien mal la cause antiraciste et la lutte contre l’antisémitisme de manière globale. Dans son rapport d’octobre 2022 à l’Assemblée générale des Nations Unies, la Rapporteuse spéciale sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée, E. Tendayi Achiume, a exhorté tous les États membres à « suspendre l’adoption et la promotion de la définition pratique [de l’IHRA] et des exemples qui y sont rattachés », évoquant explicitement « le statut controversé et l’effet de division [de la définition de l’IHRA] et son incidence négative sur les droits humains ».

Le principal auteur de la définition de l’IHRA, Kenneth Stern, est lui-même inquiet que celle-ci soit « utilisée comme une arme » pour faire taire les critiques d’Israël[2]. Initialement formulés à des fins académiques, un certain nombre d’exemples illustratifs ont été annexés à la définition pour examiner de possibles corrélations avec l’antisémitisme. Comme Stern l’a lui-même précisé, ces exemples n’ont pas été énoncés comme autant d’illustrations irréfutables de l’antisémitisme en tant que tel, mais c’est bien ainsi qu’ils ont été utilisés dans la pratique. Tandis que certains de ces exemples sont effectivement des manifestations claires d’antisémitisme, d’autres, comme le fait d’appeler Israël « une entreprise raciste », ou le « traitement inégalitaire » de l’État d’Israël, peuvent être, et ont déjà été instrumentalisés par des groupes de pression pro-Israël pour réduire au silence des critiques légitimes des politiques de l’État d’Israël et de l’idéologie sioniste[3]

Un document publié récemment par l’Adopt IHRA Coalition, centré sur 50 prétendus « tweets antisémites », offre un exemple concret de cette instrumentalisation. Comme l’a démontré l’organisme Canadiens pour la justice et la paix au Moyen-Orient, une grande partie de ce qui est identifié comme antisémite en vertu de la définition de l’IHRA n’est que l’expression de discours critiques à l’égard des violations des droits de la personne des Palestiniens et Palestiniennes par l’État d’Israël. Cela a généralement entraîné la suppression de la parole et encouragé des campagnes de harcèlement, souvent à caractère raciste, visant particulièrement les Palestiniens et Palestiniennes. Ce phénomène a été largement documenté par Voix juives indépendantes Canada, l’Association des avocats Arabo-Canadiens et l’Islamophobia Studies Centre, notamment.  

Messieurs les Ministres, l’adoption de la définition de l’IHRA à des fins de contrôle, d’attestation et de formation créerait un dangereux précédent en matière de suppression de la liberté d’expression des Canadiens et Canadiennes, laquelle liberté est protégée par l’Alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. En pratique, elle instaurerait deux poids, deux mesures en désignant Israël et ses politiques comme devant être épargnés des critiques antiracistes, tout en permettant l’expression de discours similaires visant d’autres pays. Par exemple, un organisme recevant des fonds de Patrimoine canadien pourrait affirmer que le Canada est une « entreprise raciste » (c’est-à-dire un projet d’établissement colonial), mais il lui serait interdit de dire la même chose au sujet d’Israël. De plus, l’application de la définition de l’IHRA dans la sélection des organismes demandeurs et des bénéficiaires de subventions risque de nuire aux efforts de lutte contre le racisme que le gouvernement canadien cherche à soutenir. 

Ainsi, Messieurs les Ministres, nous vous exhortons vivement à :

  1. Ne pas utiliser la « définition pratique » de l’IHRA à des fins de contrôle et d’attestation des demandeurs et bénéficiaires de subventions de Patrimoine canadien ou à des fins de formation des agent·es de programme.
  2. Appuyer toute mesure future de lutte contre le racisme, y compris le renouvellement de la Stratégie canadienne de lutte contre le racisme, sur une consultation complète et transparente de l’ensemble des parties prenantes et des parties concernées, y compris les signataires de cette lettre.

Nous vous prions d’agréer nos sincères salutations[4],

  1. Amnesty International Canada (English speaking)
  2. Amnistie internationale Canada (French speaking)
  3. Association canadienne des avocat.e.s musulman.e.s (ACAM)
  4. Association canadienne des professeures et professeurs d’université (ACPPU)
  5. Association des avocats arabo-canadiens (AAAC)
  6. BC Civil Liberties Association (BCCLA)
  7. La Fédération Canado-Arabe (FCA)
  8. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants (FCEE)
  9. Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ-CSN)
  10. Canadian Arab Institute (CAI)
  11. Canadian Friends Service Committee (CFSC – Quakers)
  12. Canadiens pour la justice et la paix au Moyen-Orient (CJPMO)
  13. Catholics for Justice and Peace in the Holy Land (CJPHL)
  14. Centre for Free Expression (CFE) 
  15. Coalition des organizations palestino-canadiennes (CCPO)
  16. Congrès Palestino-Canadien (CPO)
  17. L’Église Unie du Canada (EUC)
  18. Ligue des droits et libertés (LDL)
  19. Mouvement Pour Une Paix Juste (MPJ)
  20. No Pride in Policing Coalition (NPPC)
  21. Ottawa Forum on Israel/Palestine (OFIP)
  22. Palestinian-Canadian Academics and Artists Network (PCAAN)
  23. Queer Ontario (QO)
  24. The Legal Centre for Palestine (LCP)
  25. The Jewish Faculty Network (JFN)
  26. Standing Up for Racial Justice – Toronto (SURJ)
  27. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes (STTP)
  28. Toronto Palestine Film Festival (TPFF) 
  29. United Jewish People’s Order / Morris Winchevsky Centre (UJPO-MWC)
  30. Urban Alliance on Race Relations (UARR)
  31. Voix juives indépendantes (VJI)
  32. West Coast Coalition Against Racism (WCCAR)

Notes :

[1] Selon les déclarations du ministre Hussen lors de cette séance d’information, la définition de l’IHRA serait employée de différentes manières en ce qui a trait aux organismes bénéficiaires :

  1. « [U]ne formation améliorée sur les enquêtes en ligne et dans les médias sociaux et sur la diversité et l’inclusion, pour tous les agents de programme, y compris une sensibilisation à l’antisémitisme et au racisme, dans tous les cas inspirées par la définition de travail d’“antisémitisme” de l’Alliance. » Ces formations, doit-on comprendre, seront « mises au point » en partenariat avec « l’honorable Irwin Cotler, l’envoyé spécial pour la lutte contre l’antisémitisme, les Amis du Centre Simon Wiesenthal et le Réseau des fonctionnaires juifs et juives. »
  2. Une « attestation pour [que les demandeurs] s’engagent proactivement à respecter certaines normes afin que leur organisation – y compris les consultants, les employés, les partenaires et toutes les personnes qui y sont associées – n’ait aucun comportement ou propos raciste, antisémite ou haineux envers les Canadiens noirs ou des membres de la communauté francophone, et afin que nous puissions agir rapidement si c’est le cas. » Le ministre précise également que cette attestation « obligera proactivement les demandeurs à respecter les normes de la Loi canadienne sur les droits de la personne et le cadre de lutte contre le racisme. » Nous supposons ici que ce dernier document fait référence à la Stratégie canadienne de lutte contre le racisme, laquelle inclut actuellement la définition de l’antisémitisme mise de l’avant par l’IHRA.

 [2] Les organisations suivantes, notamment, ont aussi exprimé leur opposition à l’institutionnalisation de la définition de l’IHRA : le Fonds Nouvel Israël du Canada; Jewish Faculty Network; l’Union of BC Indian Chiefs; le Congrès du travail du Canada; la BC Civil Liberties Association; l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université; l’Université de Toronto et plus de 40 associations de professeur·es et syndicats universitaires canadiens. 

[3] Il existe de nombreuses définitions bien meilleures de l’antisémitisme qui n’amalgament pas les critiques d’Israël avec l’antisémitisme. La Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme, signée par 300 des plus éminent·es spécialistes de l’Holocauste et des études juives au monde, est une de ces définitions.  

[4] Le risque de censure, y compris le risque de perdre du financement, a fait en sorte que de nombreux organismes ont refusé de signer cette lettre par  crainte de représailles de la part du gouvernement canadien.