Lettre au Ministre Hussen: abandonnez l’attestation de l’IHRA pour les bénéficiaires de subventions de Patrimoine Canada

Le 13 octobre 2022

L’honorable Ahmed Hussen,

ministre de la Diversité et de l’Inclusion

Cher Monsieur le Ministre,

Je vous écris aujourd’hui au nom de Voix juives indépendantes (VJI), une organisation juive nationale comportant des sections locales partout au Canada qui promeut la justice et la paix en Israël-Palestine et s’oppose activement à toute forme de racisme.

Je désire tout d’abord vous remercier des efforts que vous déployez pour combattre le racisme et l’intolérance au sein de la société canadienne. Rester à l’écoute des préoccupations des diverses communautés qui composent ce pays n’est sûrement pas une tâche facile, d’autant plus qu’il existe une grande diversité au sein même de ces communautés. 

Comme vous le savez peut-être, la définition de l’antisémitisme mise de l’avant par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) est une source de tensions et de discorde à la fois entre Juif·ves et entre les Juif·ves et les membres d’autres communautés. Mon organisation, quant à elle, s’oppose fermement à l’adoption et à l’application de la définition de l’IHRA, tout comme de nombreuses autres organisations juives et non juives, dont l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université, le Congrès du travail du Canada, plus de 40 associations de professeur·es et syndicats universitaires canadiens, le Progressive Israel Network, le Canadian Arab Institute et le Jewish Faculty Network. La définition de l’IHRA a également été rejetée par bon nombre de conseils municipaux et de commissions scolaires au Canada. 

En juin 2019, mon organisation a lancé la campagne nationale « NON à l’IHRA », peu de temps avant qu’elle ne soit malheureusement incluse par votre gouvernement dans la Stratégie canadienne de lutte contre le racisme. À notre avis, la définition de l’IHRA contribue bien davantage à attiser et à excuser le racisme qu’à le combattre. Par exemple, l’exemple no 9 inclus dans la définition (« le refus du droit à l’autodétermination des Juifs, en affirmant par exemple que l’existence de l’État d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste ») est régulièrement interprété de telle sorte que le simple fait d’accuser Israël de mener des politiques d’apartheid ou de plaider pour l’égalité des droits des Palestiniens et des Palestiniennes est considéré comme antisémite. Selon cette interprétation, Amnesty International, Human Rights Watch, l’organisation israélienne B’Tselem, pratiquement l’ensemble du peuple palestinien ainsi qu’un nombre grandissant de Juifs comme moi seraient considérés comme antisémites. J’espère sincèrement que vous ne croyez pas que ce soit le cas et que vous pouvez vous imaginer les ramifications politiques, sociales et juridiques de la mise en application de cette définition. VJI a compilé les exemples de situations où la définition de l’IHRA a déjà été utilisée pour étouffer les critiques légitimes d’Israël et nuire aux efforts de solidarité avec la Palestine, autant au Canada qu’ailleurs dans le monde. Vous pouvez consulter ces nombreux exemples ici.

Il semble que vous ayez maintenant l’intention d’inclure l’adhésion à la définition de l’IHRA dans la Stratégie canadienne de lutte contre le racisme, dans le cadre d’une attestation qui serait exigée des organismes recevant des subventions du ministère du Patrimoine canadien. En tant qu’organisation pour l’antiracisme est une question très sérieuse et pour qui l’antisémitisme est l’objet d’une lutte permanente, nous apprécions tous les efforts déployés pour responsabiliser les organismes sur la base de principes antiracistes. Nous craignons toutefois que le fait d’obliger les bénéficiaires de subventions à adopter la définition de l’IHRA entraîne un effet dissuasif et punitif chez les Canadiens et les Canadiennes, et en particulier chez les membres des communautés palestinienne, arabe et musulmane, sans parler de toutes les autres personnes impliquées dans la défense des droits et la lutte contre le racisme.

C’est pourquoi nous vous demandons de reconsidérer votre approche et de faire en sorte que les normes auxquelles les organismes canadiens sont invités à se conformer soient conformes aux principes antiracistes et ne causent pas elles-mêmes des torts en renforçant d’autres formes de racisme.

Pour mieux comprendre les préjudices causés par des groupes anti-palestiniens dans ce pays, je vous invite, ainsi que votre personnel, à prendre connaissance du rapport publié hier par VJI : Unveiling the Chilly Climate: The Suppression of Speech on Palestine in Canada [Lever le voile sur un climat délétère : la suppression de la liberté de parole sur la question palestinienne au Canada]. Ce rapport, le premier en son genre dans le monde, s’appuie sur des recherches rigoureuses pour décrire les effets d’ensemble de cette répression ainsi que l’impact personnel profond qu’elle a eu sur des étudiant·es, des universitaires, des artistes et des militant·es. Je vous encourage également, vous et votre équipe, à prendre connaissance d’un récent rapport produit par l’Arab Canadian Lawyers Association, intitulé Anti-Palestinian Racism: Naming, Framing and Manifestations, qui nomme la définition de l’IHRA comme une importante source d’hostilité, d’intolérance et de répression pour cette communauté et pour les personnes qui y sont associées.

Je présume que vous êtes d’accord avec moi qu’on ne peut pas combattre le racisme par le racisme, et que la lutte contre une forme d’intolérance ne devrait pas être priorisée par rapport à d’autres luttes du même ordre. De plus, il existe d’autres définitions – bien meilleures – de l’antisémitisme, dont la « Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme », qui a été proposée comme correctif d’urgence à la définition de l’IHRA par plus de 400 des plus grand·es spécialistes mondiaux de l’antisémitisme, de la Shoah et du Moyen-Orient. Mon organisation propose quant à elle sa propre définition et endosse ces cinq principes fondamentaux pour le démantèlement de l’antisémitisme

J’aimerais beaucoup avoir l’occasion de vous rencontrer, vous ou des membres de votre équipe, soit en personne à Ottawa, soit virtuellement, pour que nous puissions en discuter plus en détail. Je vous prie de m’indiquer le moment qui vous conviendrait le plus. 

Cordialement,

Corey Balsam, coordonnateur national, Voix juives indépendantes Canada 

Cc :

L’honorable Pablo Rodriguez, ministre du Patrimoine canadien

Peter Flegel, directeur exécutif, Secrétariat fédéral de lutte contre le racisme

Mohammed Hashim, directeur général, Fondation canadienne des relations raciales

Peter Julian, porte-parole, Patrimoine, pour le NPD

Martin Champoux, porte-parole, Patrimoine, pour le Bloc Québécois