Combattre la haine, protéger la dissidence

L’honorable David Lametti
Ministre de la Justice et procureur général du Canada

L’honorable Steven Guilbeault
Ministre du Patrimoine canadien

Chers ministres Lametti et Guilbeault,

En tant qu’organisations vouées à la défense des droits de la personne et des libertés civiles ainsi qu’à l’éradication de la discrimination, nous avons une expérience directe de la menace croissante que représentent les discours haineux en ligne au Canada. Nous avons vu les plateformes web et les applications de médias sociaux, en se montrant incapables de bannir des contenus grossièrement racistes, antisémites ou autrement haineux, devenir des terreaux fertiles et des espaces d’organisation pour les groupes oppressifs les plus abjects. 

Il est admirable que le gouvernement du Canada s’attaque sérieusement à ce problème et propose une nouvelle législation pour contrer les discours haineux en ligne. C’est une mesure importante qui permettra de faire passer au 21e siècle la législation canadienne en matière de discours haineux. Il est toutefois nécessaire d’établir une distinction claire entre les véritables discours haineux et les formes légitimes de dissidence et de contestation. Nous nous préoccupons particulièrement de la distinction qui sera faite entre les cas patents d’antisémitisme, d’une part, et les critiques légitimes de l’État d’Israël, d’autre part.

Des efforts concertés sont actuellement menés par certains pour brouiller cette distinction importante. En phase avec le gouvernement israélien, des organisations pro-israéliennes au Canada demandent au gouvernement canadien de lier à sa nouvelle législation en matière de discours haineux en ligne la définition profondément problématique et largement discréditée de l’antisémitisme mise de l’avant par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA). La définition de l’IHRA représente une menace directe à la liberté d’expression, car elle assimile les critiques d’Israël et du sionisme à l’antisémitisme, notamment en considérant erronément comme antisémite le fait d’affirmer que « l’existence de l’État d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste ». De plus, comme de nombreux cas l’ont déjà illustré, la définition de l’IHRA est instrumentalisée dans plusieurs pays pour attaquer ou réduire au silence des individus ou des organisations qui osent dénoncer les violations des droits de la personne commises par Israël.

Nous tenons à souligner que la communauté juive est profondément divisée sur cette question. De nombreuses autres définitions proposées par diverses organisations juives marquent la distinction entre les critiques d’Israël et l’antisémitisme, contrairement à la définition de l’IHRA. Un grand nombre d’organisations et de personnalités éminentes, au Canada et ailleurs dans le monde, ont formulé des mises en garde contre l’adoption ou la codification dans la loi de cette définition et des exemples fournis pour l’illustrer,  dont le Reform movement, le plus important courant du judaïsme en Amérique du Nord; le Congrès du travail canadien; la Fédération canadienne des étudiants et étudiantes; l’Ontario Confederation of Faculty Associations; près de 600 universitaires canadiens; 12 associations facultaires canadiennes; 122 intellectuels palestiniens et arabes; une large coalition d’organisations sionistes progressistes; et même Kenneth Stern, le principal auteur de la définition.

En août 2020, plusieurs organisations, dont l’Association canadienne des libertés civiles, l’Association des libertés civiles de Colombie-Britannique, le Centre for Free Expression de l’Université Ryerson et Voix juives indépendantes Canada, ont été invitées à participer à des consultations menées par le ministère de la Justice pour déterminer les meilleurs moyens de combattre les discours haineux en ligne. Dans leurs soumissions au ministre et au secrétaire parlementaire, ces organisations ont déclaré que, bien qu’il soit impératif de condamner vigoureusement l’antisémitisme sous toutes ses formes, le gouvernement fédéral ne doit pas le faire en assimilant les critiques d’Israël à l’antisémitisme.

Combattons les discours haineux en ligne, mais faisons-le en préservant la liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression garantie par la Charte. Nous restons fermes sur cette position et vous invitons à faire de même en n’intégrant pas la définition de l’antisémitisme de l’IHRA à la législation en matière de discours haineux en ligne ou à toute ligne directrice et politique connexe conçue pour en faciliter l’interprétation.

Cc :
Arif Virani, secrétaire parlementaire du ministre de la Justice
Iqra Khalid, présidente du Comité permanent de la justice et des droits de la personne
Scott Simms, président du Comité permanent du patrimoine canadien
Randall Garrison, porte-parole du NPD en matière de justice
Alexandre Boulerice, porte-parole du NPD en matière de patrimoine
L’honorable Rob Moore, porte-parole du Parti conservateur en matière de justice
Alain Rayes, porte-parole du Parti conservateur en matière de patrimoine
Rhéal Fortin, porte-parole du Bloc Québécois en matière de justice
Martin Champoux, porte-parole du Bloc Québécois en matière de patrimoine

Signataires

The Coalition of Canadian Palestinian Organizations